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 Chine ancienne

Littérature et peinture

 

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Quatre murs de torchis blanchis
Ecriture et peinture, un regard sur trois romans
de M Baraffe
 
 
 
Conte de la neige et du vide est un livre étrange construit autour de la mort improbable du premier empereur de la Dynastie Qing dont une nuit, selon la version officielle, on retrouva dans la neige, le corps sans vie. Mais au-delà de l’Histoire nourrie aux sanglantes intrigues des palais où règne un empereur encore enfant, l’énigme gonflée d’un souffle légendaire se trouve portée vers des voies où fantastique et réalité se mêlent.
 
"Les monts flottant au-dessus des rivières embrumées, alignent à l’infini leurs rangs serrés. Les temples au cœur des sommets dégagés y sont solitaires, les bambous innombrables dans la pluie brumeuse, les rochers élégants et les arbres épars."
 
Ces quelques lignes du début du roman sont les premiers pas d’une longue marche vers les monts lointains de l’Ouest. Elles n’appartiennent pas à l’auteur. Elles reprennent les titres d’œuvres des peintres chinois Wang Shen, Li Cheng, Guan Daosheng et Zhao Mengfu qui vécurent pour les deux premiers sous les Song et pour les deux autres sous les Yuan. Le lecteur se trouve ainsi engagé, dès les premières pages et jusqu’aux dernières dans un long voyage dont le décor est tendu par les plus grands artistes de la Chine ancienne. Qui, en effet, mieux qu’eux peut évoquer avec autant de poésie les lointaines forêts montagneuses, les plantations de bambous dans la brume et la pluie, les légères neiges sur un village de pêcheurs ou encore les falaises de pierre près de l’Etang du Ciel ?
      Conte de la neige et du vide leur rend humblement hommage. Pénétré de leur œuvre, l’auteur a mêlé à leurs traits et à leurs couleurs son écriture, lançant ainsi ses personnages à travers des paysages, des lieux et des scènes que leurs pinceaux ont immortalisés.
      Nul besoin d’établir un catalogue exhaustif de ses emprunts conscients ou inconscients. L’essentiel n’est-il pas que le lecteur soit averti ? A lui de se laisser porter par la magie d’une beauté picturale devenue verbe.
 
Difficile cependant de résister au besoin de livrer quelques exemples de cette présence constante dans l’œuvre des artistes qui, en plus d’avoir enrichi de leurs chef-d’œuvre l’art chinois ont laissé des témoignages d’époques passées parfois lointaines et que l’auteur exploite avec minutie, accommodant au respect de l’œuvre peinte l’élan de son imagination.
 
Les divertissements nocturnes de Hang Xizai lui ont inspiré ces lignes du chapitre 5 :
" Son Altesse est assise, l’air songeur, dans son fauteuil recouvert de laque noire. Ses jambes maigres et chétives sont repliées sous son corps lourd et graisseux. Il a déposé sur la peau d’ours étalée devant son siège, ses sandales ornées du motif de la longévité. Sa robe de soie claire est largement ouverte sur sa poitrine et laisse voir les premiers plis d’un ventre gras et rebondi. Il porte un chapeau noir à ailettes pendantes, non pas par souci d’élégance, non pas pour se donner des airs de lettré mais parce qu’il veut tirer vers le haut sa silhouette de nabot obèse. Il agite mollement, à hauteur de son visage, un éventail peint. Trois femmes, dont une adolescente tout juste pubère, bouquets de fraîcheurs penchés sur un objet immonde et grossier, l’entourent. Leurs cheveux ceints d’un ruban de couleur pêche sont relevés en un élégant chignon. Leur peau est aussi luisante, aussi transparente que l’eau d’une perle. Elles ont fort joliment souligné la trace de leurs lèvres d’un trait rouge cinabre fait des roses apportées le matin de la montagne par les paysans. A sa droite, légèrement en retrait- mais il ne les entend pas -, six musiciennes tirent de leur flûte des sons aussi légers, aussi fins, aussi clairs que le bleu pastel de leurs vêtements de satin…"
 
Quelques traits évocateurs, quelques touches d’encre noire et de couleurs bues par la soie trouvent dans les mots leur écho. Est rendue ainsi à une scène figée depuis des siècles la vie que le pinceau avait engendrée.
 
C’est le pinceau de Wang Hui qui vécut sous la dynastie Qing qui guida le récit du voyage de l’Empereur-enfant :
 
"L’Empereur-enfant s’était arrêté à l’entrée d’un plateau. Il avait disposé en une ligne parfaite vingt cavaliers vêtus de jaune. Ceux du centre portaient les huit bannières. Quelques soldats en uniformes bleus se tenaient derrière. Devant, les archers, eux aussi vêtus de jaune, retenaient leurs chevaux impatients alors que l’empereur à quelques pas guidait son cheval blanc aux mors de bride et à la queue décorés de pompons de soie écarlate. Il portait le même chapeau que ses officiers, un cône rouge réservé aux campagnes d’été. Il était suivi de quatre autres cavaliers bleus, l’un d’eux maintenait au-dessus de la tête impériale un dais jaune qu’il inclinait vers l’avant pour protéger des rayons du soleil le front pâle de l’enfant. En tête, isolé du groupe, un autre cavalier jaune, de son bras levé, tenait à distance la foule des sujets, femmes, enfants, vieillards s’appuyant sur des bâtons, paysans, fonctionnaires revêtus de leurs atours de cérémonie. Tous étaient agenouillés, portant un hommage respectueux à leur souverain. L’enfant promena son regard sur cette masse de corps penchés vers lui. « Les vaincus me rendent allégeance, ils m’acclameront bientôt, me souhaitant longue vie. Voilà qui est fort bien ! mais combien d’entre eux, se demanda-t-il, rêvent-ils de me transpercer le cœur du poignard caché dans un des replis de leur vêtement ? »

 

 
Récit à deux voix, ou chacun des deux personnages s’approprie le je du narrateur. Conte de la neige et du vide est un long rouleau de soie où deux longs traits de pinceau tracés dans la neige et se touchant presque, sont lancés sur le même itinéraire faisant des deux héros les peintres de leur propre destin. Et lorsque le dénouement se profile et que les traits se touchent, « Peignons ! » dit l’un des personnages :
 
"Tu es allé à la fontaine toute proche, tu t’es lavé les mains et tu as apporté un peu de neige que tu as déposée dans le creux de mes mains jointes pour la faire fondre. Tu as puisé jusqu‘au fond de cette vivante coupelle l’eau que tu as partagée en la vidant dans notre creuset de pierre. Nous avons placé devant nous notre pinceau et notre encre.
      Tu as tracé le premier trait. J’étais quiétude, tu étais mouvement. Créateur accomplissant le geste du Premier Jour, tu as séparé le ciel de la terre. La force de tes muscles, de ta chair, de tes os, de ton souffle s’est transmise de ton corps par tes bras, ton poignet, tes doigts jusqu’au bout effilé de ton pinceau.
      Le premier point déposé a traversé le papier comme le grain puis la semence perçant la terre.
      Pour toi, le ciel, le paysage lointain sortant des nuages et ses versants rudes éclatant de soleil.
      Pour moi, la terre, les monts proches et leurs grottes obscures aux pentes froides et humides encore tournées vers la nuit.
      Notre encre a fixé l’ombre et la lumière, le sombre et le clair, sans rupture, avec la lenteur du ver à soie dévidant son fil.
      J’ai répondu à ta puissance par la tendresse. 
      Les flancs couverts de tes arbres et de tes roches sont venus se diluer dans la brume médiane en même temps que l’eau de ma rivière à peine ridée par le vent.
      La montagne est devenue vagues et l’eau s’est érigée en pics."
 
Pour les deux conteurs, le temps de la séparation est désormais venu. Il ne reste plus qu’à donner forme au récit. L’Histoire peut devenir mythe :
"Vous avez disparu, aspirés par le vide en même temps que ta réponse arrivait jusqu’à moi. Tu venais de me demander d’écrire le livre de ta mort. La fontaine où tu t’étais lavé les mains continuait à couler, d’un jet qui, je le savais, ne s’arrêterait plus jamais."
 
***
Brume de sang, biographie romancée de Li Po, poète chinois ayant vécu au 8ème siècle, sous la dynastie Tang, est un autre roman où la peinture tient une place importante et même essentielle puisque la quête d’une œuvre picturale, présente à travers tout le récit, est l’enjeu autour duquel se construit l’énigme qui entoure la vie du personnage :
 
Excursion printanière ! Avec cette peinture, ils en revenaient à Père. Quel mystère se cachait donc derrière son image de poète amateur de bon vin et de jolies filles qu’il traînait avec lui. Ils ignoraient tout de lui finalement.
 
Excursion Printanière est un rouleau portatif sur soie attribué à Zhang Zhiqian. On en trouve une première description à la page 48 :
 
"Elle en avait gardé en mémoire les grands traits et les teintes : quelques arbres épars au premier plan alignant leurs troncs tordus ; des monts arrondis plantés de pins à l’horizon, taches bleu sombre régulièrement déposées ; et, disséminés parmi une grande étendue verte et plate, des personnages minuscules vêtus de bleu clair ou de blanc, flânant dans la campagne. Elle avait si souvent regardé la scène quand elle était jeune qu’elle se souvenait avec exactitude de leur nombre et de leur position. Il y avait une dizaine de marcheurs répartis en plusieurs groupes, et des cavaliers, l’un d’eux ouvrant la marche. La soie avait vieilli et avait surtout, au cours des transports, perdu sa fraîcheur originelle et elle ne doutait pas que les couleurs voulues par l’artiste en fussent affectées. L’examen minutieux qu’elle ne manquerait pas d’en faire livrerait son secret et, au-delà des indices révélés, lèverait le voile soudain tombé sur cet homme, ce brillant poète dont on semblait n’avoir retenu de son passage sur terre que l’intempérance et l’inconstance, son père."
 
On se fait torturer pour Excursion Printanière : 
 
   "   — Dans votre déposition vous avez donc affirmé que le dénommé Pin Rouge, commerçant de son état, avait en sa possession un rouleau peint qu’il vous a montré à plusieurs reprises. Est-ce que vous confirmez, (tour de corde, craquement, grognement d’acquiescement). Fort bien, fort bien ! Pouvez-vous le décrire ?
La réponse vint instantanément. Elle arrêta net le tour de corde suivant :
      — C’est un paysage avec des monts, des arbres, des gens qui se promènent, à pied, à cheval ;
      — Fort bien ! Ҫa suffit. Et où est ce rouleau ?
      — Mon beau-père l’a rangé, mais je ne sais pas où, (craquement, horrible cri)."
 
On connaît les pires aventures pour Excursion Printanière :
 
"Ce n’est que lorsqu’elle fut à l’abri des regards qu’elle déroula la peinture sur soie. Excursion Printanière ! Elle parcourut le paysage, s’attarda sur les cinq monts, repéra à l’ombre des frondaisons les groupes de promeneurs, suivit sur le chemin montant les cavaliers. Ainsi donc, elle avait récupéré son bien ; mais à quel prix ? Elle avait risqué sa vie au cours des assauts ; elle avait été blessée à deux reprises ; elle avait vécu de longs mois comme une taupe à creuser la terre des souterrains ; à part le montant de sa solde, elle ne possédait plus rien ; elle avait perdu la trace de son frère."
 
On meurt pour Excursion Printanière :
 
    "  — Excursion Printanière lui plaira, sans aucun doute. Mais dites-moi, vous semblez porter un intérêt particulier à ce rouleau de soie peint, Y aurait-il là une raison particulière ? Vous m’intriguez.
      Vertu Suprême venait de formuler la question qu’il n’aurait jamais dû poser. Renard Agité ne répondit évidemment pas. Les fossés des remparts étaient profonds et il y avait encore de la place. Ceux qui le lendemain, racontèrent qu’ils avaient entendu, la nuit, le bruit d’un corps tombant dans l’eau, s’empressaient d’ajouter qu’ils n’en étaient pas bien sûrs."
 
On déteste Excursion Printanière :
 
     " — Elle a déroulé la peinture et ensuite ?
      — Elle l’a regardée. Oh ! pas bien longtemps. Elle lui a accordé une grimace et a demandé à l’empereur le titre de l’œuvre ;
      — Excursion Printanière, lui a-t-il répondu ;
      — Je ne vois pas de printemps là-dedans, lui-a-t-elle répondu.   Le paysage est monotone, il n’y a pas de fleurs et les personnages sont minuscules. Voyez-vous majesté, je n’aime pas les peintures. Ce que j’aime ce sont les roses, les vraies, celles que l’on vient de cueillir dans les jardins. Les bijoux aussi, surtout les bijoux, j’adore les bijoux."
 
On frise la démence pour Excursion Printanière :
 
"Excursion printanière tirait peu à peu Renard Agité vers les eaux impétueuses d’un fleuve nommé folie. L’envie de montrer l’œuvre à quelque lettré érudit le consumait ; Mais il s’en gardait bien, craignant d’être exposé à des questions indiscrètes sur le sens de ses recherches."
 
Et lorsqu’enfin le dénouement arrive, c’est dans les brumes du paysage qui servit de modèle qu’est révélé le sens de l’énigme.
 
***
"Un paysage. Sans homme. 60cm par 40cm. Plus haut que large. Un simple paysage d’encre et d’aquarelle sur un fond blanc de papier."
C’est ainsi que commence Poussière et santal, histoire d’un jeune lettré dans la Chine du 14ème siècle prête à basculer de la dynastie mongole des Yuan vers celle des Ming. 
"Des traits, des taches aux multiples nuances, obscures et claires. Du noir, du gris, deux verts, l’un est clair, l’autre sombre et bleuté, dominant. Quelques touches de jaune, ici et là, aussi. La technique, la composition, les quatre murs de torchis blanchi, la forme des quatre toits, ces petites tuiles posées en écailles de poissons, ne laissent aucun doute. C’est un paysage de Chine. Du sud de la Chine, puis-je ajouter, puisqu’il y a, il n’est pas possible de se tromper, un papayer. Et cette masse rouge dans la partie centrale supérieure, cachant un morceau de ciel et reprise par endroits, n’est-ce pas un flamboyant en fleurs ? Y a-t-il des flamboyants dans le sud de la Chine ? comment le savoir ? "
 
Ici encore, comme dans les deux romans précédents, une peinture joue un rôle central d’où jaillit la création.
 
"Mais pourquoi, pourquoi donc un artiste peint-il des paysages, des jardins, des morceaux de forêts, des bords de rivières et de fleuves, des champs de rochers, déserts ? L’homme petite silhouette bleue vidée de tout intérêt esthétique, ne se verrait-il plus digne du geste du poignet et du trait de pinceau accordé à l’arbre, au roseau ou au caillou. Et cet espace qu’il n’occupe plus ne serait-il pas une invitation à le combler… ?"
 
L’invitation est lancée, il ne reste plus qu’à y répondre :
 
"… mon paysage – vide, désert, sans homme encore -, avec, au centre, quatre murs blancs entourés d’arbres. Quatre murs de torchis blanchis…"
 
***
Conte de la neige et du vide, Brume de sang, Poussière et santal, trois romans, trois œuvres sur la Chine en des temps différents. La peinture y est miroir d’époques et l’auteur y capte le reflet de faits et de mœurs. Elle est le tremplin de son inspiration et les informations et les émotions qu’il en tire guident son écriture. Mais ce n’est pas à travers l’observation de l’élégance des traits ou de la fraîcheur des couleurs qu’il déploie l’essentiel et l’originalité de sa création. La recherche de la paix de l’âme est atteinte une fois le vide médian franchi. Le secret de l’immortalité se cache au cœur des brumes tendues entre les monts. Les murs de torchis blanc provoquent la colère de l’empereur :
Ce qui a porté la fureur à son comble, ce sont les murs blancs, entièrement blancs, écrans dressés devant lui et cachant à son regard d’empereur les activités des sujets qu’ils abritent.
 
 
Notes
 
Conte de la neige et du vide, Editions l’Harmattan, 2007.
Brume de sang, Editions Orizons, 2009.
Poussière et santal, Editions l’Harmattan, 2004.
Trois mille ans de peinture chinoise, Editions Philippe Picquier, 2003 ;
Les divertissements nocturnes de Han Xizai, Gu Hongzhong, page 113.
Voyage dans le Sud de l’Empereur Kangxi, Wang Hui, page 262.
Excursion Printanière, Zhang Zhiqian, page 65.
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